Capsule temporelle

 

J’allume la radio machinalement, ça m’aide toujours à tenir. Je m’active en écoutant la voix mélodieuse de l’animatrice, et la lumière blafarde de la cuisine se teinte d’un peu de chaleur. Je ne suis plus seule.

 

Je mets la cafetière en marche. Dehors il fait noir, et le froid s’infiltre sous la fenêtre. Dans le poste, la voix parle du futur. Elle échange avec des spécialistes dont les phrasés monocordes se ressemblent tous. Ils parlent de robots que nous aimerons, de la planète Mars sur laquelle nous essaierons de nous implanter, des bactéries super-résistantes qui nous décimeront tous, des virus inconnus qui surgiront de Sibérie.

 

Je souris. Les spécialistes ont le verbe fiévreux, on dirait des prédicateurs d’apocalypse. Je pense à mon instituteur de CM2 qui nous avait fait préparer des capsules temporelles pour les gens du futur. Un jour ils découvriraient ces canettes remplies de petits mots et d’objets que nous leur avions laissés, et notre civilisation serait pour eux aussi mystérieuse et archaïque que les civilisations antiques le sont pour nous.

 

La cafetière bipe, le café est prêt. Si je voulais, je pourrais programmer mon café du matin avec mon smartphone, mais j’aime le faire moi-même. Je ne suis pas tellement du futur, plutôt encore un peu du passé. Le passé recèle tant de nous, il est difficile de ne pas s’y accrocher.

 

Les mains autour de ma tasse, j’écoute d’une oreille l’émission qui se poursuit, l’esprit tourné vers la canette magique de mes dix ans. Nous devions écrire comment nous imaginions le futur. Comme beaucoup de mes copains, j’avais parlé de voitures qui volent et de téléportation.

 

Le futur nous paraissait très loin, tout comme aujourd’hui dans la radio. Et pourtant. Une éternité fulgurante a passé depuis mon CM2. Quand je revois les photos de cette époque j’ai déjà l’impression d’une civilisation disparue. Le monde change si vite.

 

J’ai fini mon café, je nettoie ma tasse dans l’évier, éteins la radio, puis la lumière. La cuisine replonge dans l’obscurité. J’en sors et remonte l’escalier sans allumer, je connais les lieux par cœur, je ne me cogne nulle part.

 

J’entre dans la chambre d’Elliott, il dort paisiblement, sa respiration n’est pas hachée. Je m’installe près de lui en attendant qu’il soit l’heure, pile l’heure. Sa peau est si lisse, ses petits poings fermés si minuscules, sa bouche si tendre, ses cheveux si doux.

 

Un jour, je te le promets, Elliott, tu seras un jeune homme. La vie t’appartiendra.

 

L’avenir est si vaste quand on a dix-huit ans. Avec mes amies, le bac en poche, nous rêvions de grands destins. Nous dansions, des étoiles plein les yeux, et nous imaginions un avenir extraordinaire.

 

Nous ne savions pas encore que nous ne décidons pas des cartes que nous avons en main. Chacun fait avec la donne qui lui a été distribuée, du mieux qu’il peut.

 

J’allume la veilleuse sur la table de chevet et je prépare l’injection. Je me dis que les voitures qui volent, c’était mignon. Les voyages sur Mars dont on parle aujourd’hui, c’est mignon aussi. Tout ça c’est le futur hypothétique, le futur de quelques-uns, pas le futur de tout un chacun. Mon futur à moi, il est là, dans son petit lit, je défais son pyjama et cherche sur sa cuisse un petit morceau de peau encore vierge de piqûre. Depuis quelques semaines il ne peut plus avoir de patch anti-douleur, il ne les tolère plus. J’essaie de ne pas pleurer en piquant, mais je sais que dès qu’il va crier, mes larmes jailliront malgré moi.

 

Je pique, il hurle, je le prends dans mes bras et marche pour le bercer. Je chantonne dans son oreille en reniflant mes larmes. C’est pour ton bien, Elliott, c’est pour que tu vives, pour que tu aies un avenir. Et moi aussi. Je n’ai pas d’avenir si tu disparais.

 

Je fais des allers et retours dans sa chambre. Je sais que j’en ai au moins pour une heure à le calmer. Il ne supporte plus ces piqûres toutes les six heures, le seul traitement qui lui permet de continuer à vivre en attendant que, dans un futur proche j’espère, les médecins trouvent un vrai médicament, qui le guérira pour toujours.

 

Les sanglots d’Elliott ralentissent, je ferme les yeux tout en continuant à le promener. Avais-je rêvé de cette vie-là ? Non, mille fois non, et malgré tout, je ne regrette rien. Avoir une voiture volante ne m’intéresse plus, sauver mon fils, oui. Je n’irai jamais sur Mars mais peut-être que lui, si. Allez savoir.

 

Je le repose précautionneusement dans son lit et contemple son petit visage qui se décrispe doucement. Un jour il sera un grand garçon. Peut-être que son maître de CM2 lui fera aussi préparer une capsule temporelle, bien sûr la sienne sera virtuelle, son monde n’est plus le mien. Il parlera de notre présent qui deviendra son passé, il espérera pour le futur des choses qui le feront rire plus tard.

 

J’éteins la lumière et retourne me coucher. J’ai trois heures avant que le réveil sonne, que la journée recommence, qu’il faille à nouveau préparer le café, et aller travailler.

 

Alors que mes paupières se ferment je me dis que samedi, je retournerai à mon école, je sais où sont enterrées les canettes, je retrouverai la mienne et j’y ajouterai un petit papier :

 

« Dans le futur, les maladies orphelines auront toutes un traitement, et les enfants vivront. »

 

 

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